Depuis le 16 mars 2020, les contrôles aux frontières ont été rétablis à l'intérieur de l'espace Schengen, notamment entre la France et l'Allemagne. Ces restrictions devraient redisparaître le 15 juin. Frontaliers et politiques pointent du doigt cette lenteur à rouvrir l'espace commun.
5h30 au point de passage de Gambsheim. Les voitures sont en file indienne sur le barrage hydro-électrique, construit en 1974 par les français et les allemands, géré aujourd’hui encore conjointement par EDF et EnBW (Energie Baden-Wurtemberg). Les travailleurs frontaliers laissent l'Alsace derrière eux pour la journée, ils vont travailler dans le Bade-Wurtemberg. Mais sur le Rhin, ça coince. Les contrôles par les policiers allemands des laissez-passer et cartes d'identité redessinent une frontière que tout le monde avait oubliée.
Trente minutes de bouchon sur le Rhin
Ben Hicham perd 30 minutes avec son collègue Pascal tous les matins sur le pont de Gambsheim. Ils travaillent tous les deux à Oberkirch pour l’entreprise Hodapp. « La fermeture des frontières, ça m’a choqué. Ça fait 20 ans que je suis frontalier, et là on avait une heure de bouchons le matin avant d’aller travailler les premiers jours ! Comme on commence à 7h, faîtes le calcul. » Dans l’entreprise, les deux français ont noté un changement de comportement de certains collègues. « On était comme des pestiférés. »La fermeture des frontières, ça m’a choqué.
- Ben Hicham, travailleur frontalier en Allemagne
Les 10 points de passage de la frontière franco-allemande ouverts, entre Karlsruhe et Saint-Louis, au 15 mai 2020, sont sur cette carte en rouge. En noir, les points de passage complètement fermés à la circulation :
Ce jeudi, les policiers allemands laissent passer assez rapidement les voitures, d'un grand moulinet de la main, après avoir contrôlé rapidement les laissez-passer posés derrière les vitres. "C'est la première fois que ça va aussi vite, depuis 2 mois. Espérons que les frontières rouvrent complètement", conclut Ben avant de remonter sa vitre et de repartir.
Plus au sud, sur le pont de l'Europe, qui relie la petite ville de Kehl à Strasbourg, le bouchon du matin est très dense, sur deux voies. Entre la clinique Rhéna et le poste frontière, quelques centaines de mètres seulement, mais le contrôle est plus poussé. Il faut plus de 30 minutes pour parcourir le pont ce jeudi.
Clemens Potocnik, est dans le bouchon. Il finit son petit-déjeuner au volant. Médecin frontalier depuis 2006, il habite à Strasbourg et travaille à l'hôpital de Rastatt ou à celui de Baden-Baden selon les jours. "Refermer les frontières ça rassure les gens, on sait faire. Ca me dérange pour le terrorisme, ça me dérange pour le covid, c'est surtout pour le symbole. Mais est-ce que c'est vraiment utile ? C’était peut-être raisonnable en phase aïgue, tout au début. Mais maintenant ? Ce qui me dérange, c’est de retomber dans des logiques de frontières nationales, dès qu’il y a un problème. Je suis autrichien, j’ai grandi en France, je travaille en Allemagne, je suis européen. Et les frontières n’arrêtent pas le virus…"
Le médecin frontalier n'apprécie pas du tout ces réflexes nationaux en temps de crise. "Les premiers jours, à côté du policier allemand qui contrôle les papiers, il y avait un militaire avec un fusil mitrailleur. Pour freiner le virus, vraiment, c’était utile ? Les allemands auraient pu faire ça autrement, avec moins d’agressivité. De l’autre côté, les policiers français sont beaucoup plus sympathiques. Les allemands ont eu peur…", analyse-t-il. "Mais c’est vrai qu’on a vu la différence, ma femme travaille à l’hôpital civil de Strasbourg, elle faisait de la gestion de crise. Pour nous, en Allemagne, c’était moins flagrant."
Frontières fermées depuis deux mois
Depuis le 16 mars 2020 et le rétablissement des contrôles systématiques, ce que certains appellent "fermeture des frontières", les frontaliers français perdent du temps dans les bouchons tous les matins et parfois leur patience. Ils sont en effet très nombreux à se rendre Outre-Rhin pour travailler chaque jour, 46.000 français contre 4.000 allemands, toutes frontières confondues (Moselle-Sarre, Alsace-Rhénanie-Palatinat et Bade-Wurtemberg). Et au début, très peu de points de passage étaient ouverts. Certains frontaliers devaient faire plusieurs dizaines de kilomètres de détour pour enfin arriver à un pont ouvert mais encombré, munis de ses papiers et de justificatifs de son employeur.De part et d'autre du Rhin, les autorités locales ont été mis devant le fait accompli le 12 mars 2020. A Kehl, le maire Toni Vetrano a appris la nouvelle quelques heures avant les premiers contrôles sanitaires, il a immédiatement passé un coup de fil à son homologue strasbourgeois, Rolans Ries. La décision a été prise par le ministre fédéral de l'Intérieur allemand, à Berlin, Horst Seehofer, de manière unilatérale, alors que le Robert Koch Institut venait de classer la région Grand Est comme "zone à risques", à côté de la Chine et de l'Italie, après la découverte d'un cluster dans le Haut-Rhin.
La situation s'installe alors aux frontières, avec une certaine rigueur : acheteurs et familles sont refoulés, frontaliers sont parfois retenus et doivent répondre à plusieurs questions, leur véhicule subit même parfois une inspection poussée. Par contre, les citoyens allemands, résidant en Alsace, peuvent passer sans justificatif, le simple passeport suffit. Et la discrimination n'est pas loin. Les frontaliers sont ensuite interdits d'achats en Allemagne, même pendant leur pause de midi. "J'ai honte pour le Bade-Wurtemberg", explique Frank Mentrup, le maire de Karlsruhe, "c'est une recommandation qui vient de Berlin, mais la Rhénanie-Palatinat ne l'a pas traduit dans un décret régional, à l'inverse du Bade-Wurtemberg. C'est ce qu'il y a eu de pire dans cette période, cette discrimination contre les français. Et que signifie cette fermeture de frontières aujourd'hui encore ? Je suis allé à Berlin la semaine dernière, je peux me rendre à Stuttgart. Mais traverser la frontière, aux portes de Karlsruhe, ce n'est pas possible ?"Ich schäme mich für Baden-Wurtemberg / J'ai honte pour le Bade-Wurtemberg.
- Frank Mentrup, maire de Karlsruhe
Une situation dénoncée par de plus en plus d'élus. Brigitte Klinkert, présidente du département du Haut-Rhin a très vite dénoncé ces pratiques. "Je me suis battue auprès du ministre Thomas Strobl [ministre de l'Intérieur du Bade-Wurtemberg, ndlr] pour obtenir la levée de cette interdiction. C'est juste inimaginable et de la discrimination !" a réagi l'élue alsacienne.
Un observatoire transfrontalier en cas de crise sanitaire
Pour Patrice Harster, directeur général de l'Eurodistrict Pamina, "le seul point positif, c'est que la fermeture des frontières a montré ce qui ne marche pas, par exemple la mutualisation sanitaire n'existe pas du tout. Il aurait fallu qu'on ait connaissance des capacités en réanimation des deux côtés du Rhin", explique-t-il. "Si on améliore cet aspect, qu'on mutualise nos moyens et qu'on ne cesse d'échanger les uns avec les autres, on ne fermera plus les frontières."Un outil devrait voir le jour pour permettre ces échanges, en cas de crise sanitaire. Patrice Harster travaille sur cet observatoire avec le maire de Karlsruhe et des juristes. La commission européenne a donné son feu vert de principe. Le changement pourrait concerner à terme les 40 entités transfrontalières de la Belgique à la Suisse. "Nous, localement, avec Frank Mentrup, nous avons déjà réussi à organiser le transfert de 4 patients covid de Strasbourg à Karlsruhe, grâce à nos relations et sans attendre les décisions nationales." Les élus veulent étendre la pratique à toute la grande région, pour gommer les frontières en temps de crise aussi. Toutes les frontières internes de l'Europe.
"Un ressentiment vis-à-vis de nos voisins"
Brigitte Klinkert est inquiète. Pour elle, cette fermeture aura un impact durable dans la région. "Je suis en colère et très triste, parce que je crains que quelques semaines de fermeture de frontières supplémentaires détruisent beaucoup de choses dans le cœur et dans l’esprit des gens. Et c’est le fruit d’un travail long et précieux qui est mis en péril. Cela met en danger la construction européenne. C’est non seulement un mauvais symbole pour l’Europe mais ça provoque aussi de la frustration et je crains - parce qu’on le sent déjà - qu’un ressentiment n’apparaisse vis-à-vis de nos voisins, ici, dans le Rhin supérieur, en plein cœur de l’Europe."Seul aspect positif actuellement pour Brigitte Klingert, "l'Allemagne et la France travaillent enfin à la rédaction d'une attestation bilingue franco-allemande ! Actuellement, il y en a cinq en tout..." Et les ministres de l'Intérieur des deux pays ont enfin signé une déclaration commune. "L'Allemagne s'est alignée sur la déclaration du Premier ministre français", lors de son allocution du 7 mai. Cette fois-ci, c'est la France qui a choisi la date.
Communiqué de Presse Conjoi... by Florence Grandon on Scribd
Objectif zéro frontières
Frank Mentrup et Brigitte Klinkert, "européens convaincus", comme de nombreux élus, demandent une réouverture immédiate des frontières. Actuellement, elle pourraient être rouvertes complètement (c'est-à-dire la fin des contrôles et des barrages filtrants) le 15 juin "si la situation sanitaire le permet, c'est ce qu'on nous a dit", explique Brigitte Klinkert. Et tous les points de passage qui sont fermés devraient être rouverts progressivement à partir du samedi 16 mai, et des contrôles aléatoirs par échantillonnages devraient être la règle à présent. Taking effect at 21:00 on Sunday 10 May, night-time locking operations on the Upper Rhine will resume and all Rhine locks will again operate 24 hours a day, 7 days a week ➡️ https://t.co/fjLtKDVXp6 pic.twitter.com/jaxiLX98Ee
— CCNR (@CCNR_Rhin) May 8, 2020
Sur le Rhin, les écluses sont de nouveau rouvertes à la circulation fluviale 24h sur 24 depuis le 10 mai, comme l'a annoncé le CCNR dans un tweet. Depuis le 1er avril, toutes les écluses étaient à l'arrêt de 21h à 5h du matin, en raison d'une diminution du trafic fluvial. Et pour Brigitte Klinkert, la reprise économique en Alsace dépendra aussi beaucoup de la réouverture des frontières. "Elles sont un obstacle au commerce", dénonce la présidente du conseil départemental du Haut-Rhin.
Frank Mentrup espère que le traité d'Aix-la-Chapelle permettra de poser les bases d'un règlement spécifique pour les territoires frontaliers. "Il faut que notre espace commun de vie soit très clairement protégé par des règlements spécifiques transfrontaliers. Pour ce que nous vivons là ne se reproduise plus. Dès que la situation sanitaire s'est équilibrée, il aurait fallut rouvrir les frontières, localement, pour les habitants de nos régions. Le 15 juin, c'est beaucoup trop tardif."